Tharrie et Corell
Tharrie se tenait voutée sous un chêne à l'abri des deux soleils de l'arche d'Al-Battani. Seule, elle assistait au départ de son âme soeur, son amour, sa compagne de toujours. Corell lui avait donné les meilleures années de sa vie et en retour elle espérait l'avoir rendu heureux tout ce temps. Il était parti trop vite, trop soudainement et trop violemment dans un accident avec des moteurs hypertechnologiques. Sa carrière chez Technocorp s'arrêtait net, alors qu'il allait enfin être promu Techmestre. Aux yeux de Tharrie, une troisième étoile s'éteignait.
La Veuve finissait la litanie de l'Envol en scellant l'archophage. Genethics viendrait rechercher le corps car Corell n'avait pas eu le temps de donner des instructions quant à son départ. C'était sans doute mieux ainsi. Au moins tout se passerait dans les règles de l'art. Tharrie se perdit dans les heureux souvenirs de son couple...
Les yeux irrités, perdus dans le vide, elle ne remarqua que bien plus tard qu'elle restait seule sur le parterre aux adieux. L'un des soleils était déjà couché. La Veuve avait laissé une fleur à l'endroit où Corell avait officiellement quitté la société et l'archophage n'était plus là.
Se reconstruire.
Des mois plus tard, alors que Tharrie avait repris sans trop de goût à la vie ses occupations à l'Utanscale, la Veuve qui l'accompagnait lui officialisa sa reconstruction en lui retirant son statut de fragilité émotionnelle. A nouveau libre d'aller et venir dans son secteur de la capitale, Tharrie s'adonna aux plaisirs des sens dans la principale Bulle. C'est dans ce lieu de plaisirs et de détente qu'elle le vit. Même si elle s'y était préparée, voir en vrai le pair de Corell, son nouveau clone, fut un choc qu'elle ne put dissimuler. Elle sortit en toute vitesse, laissant son inhalateur exhaler les phéromones euphoriques sur la table basse de la Bulle.
Ce n'est que quelques jours plus tard qu'elle revint sur les lieux, poussée par l'envie de revoir ce visage qu'elle avait tant aimé. Le pair de Corell était là, s'adonnant aux plaisirs du goût, insouciant du regard soutenu que posait Tharrie sur ses épaules. Celle-ci s'avança, et à mesure qu'elle progressait, elle sentait qu'elle transgressait les interdits moraux. La volonté de lui parler était plus forte, son esprit suivait son instinct, elle n'était qu'envie.
" Je peux vous offrir un cube ? Je m'appelle Tharrie. " " Gordan, enchanté. Et oui, volontiers. "
(...)
Cela faisait maintenant trois ans que Tharrie vivait avec Gordan. Trois ans qu'elle vivait un nouvel amour où elle mélangeait présent et passé, où la cicatrice s'ouvrait et se refermait constamment dans la douleur et l'extase. Trois ans de mensonge par omission où Corell n'avait jamais existé. Mais trois ans de bonheur quand-même.
La seule ombre au tableau de leur bonheur était l'absence de mariage. Invoquant la désuétude de celui-ci, Tharrie ne souhaitait pas que les Veuves remarquent cette union car inévitablement elles s'en seraient mêlées. Se remarier avec le pair d'un ancien clone était dangereux. Elles l'auraient donc poussé à révéler ce secret, invoquant le droit à la vérité pour Gordan. Même si elles avaient eu raison, Tharrie ne se sentait pas encore prête à le lui dire. Et elle n'avait pas besoin qu'on lui donne le courage de le faire ni qu'on lui force la main.
Le destin est ce qui nous arrive au moment où on ne s'y attend pas.
Gordan vit dans le reportage d'un ancien Mémorial des images de Tharrie accompagnée de Corell. Il comprit très vite ce qu'il avait toujours pressenti. Et ce fut le choc. Ce choc qui détruit un des piliers de votre vie, ce choc qui transforme la plus grande confiance en un doute immense. Ce choc qui fait que la rupture est inévitable. Gordan n'était aimé que parce que Corell avait existé avant lui. Cette insulte à sa singularité était sans doute ce qui était de plus difficile à vivre pour un clone, lui rappelant sa condition, faisant fi de sa personne, de qui il était vraiment.
Quelques mois passèrent où elle ressassait sa culpabilité et affrontait sa tristesse, sa rage et son désespoir à grands coups de drogues fortes. Et lui, bien que profondément meurtri, tentait de se tenir à ses convictions malgré l'amour qu'il ressentait toujours pour elle. Il est des ruptures qui ne tiennent qu'au rationnel mais que le coeur ne peut qu'abolir. Ce n'est qu'une question de temps.
Et le temps n'est qu'un décompte, pas une fuite infinie vers l'avant.
Tharrie se gava d'emphétogènes cette nuit-là et sortit avant d'avoir attendu son heure de détoxification habituelle. Sa énième tentative de communiquer avec Gordan avait encore mal tourné. Elle se rendit dans le quartier des Archos, voulant se rappeler là où Corell travaillait. Elle enjamba les barrières de sécurité dans la nuit noire et marcha sur le sol en permatech, approchant de la mégastructure de l'archogénérateur. C'était la première fois qu'elle l'approchait de si près. Elle comprenait la passion de Corell quant à ces technologies oubliées, c'était vraiment des constructions d'un autre âge n'ayant rien en commun avec ce que nous pouvons accomplir.
Perdue dans ses pensées, rendue hébétée par la drogue et hypnotisée par les lumières improbables de l'édifice, elle ne vit que trop tard le vaisseau entamer son décollage sur la piste qu'elle avait empruntée. Il passa à trente mètres d'elle, mais cela suffit pour qu'elle soit happée par les forces de gravité et d'anti-gravité qu'il dégageait. Et sa souffrance disparut.
" Je suis un autre "
Gordan se tenait droit non loin de la Veuve qui allait procéder à la crémation de ce qui restait de Tharrie. Les larmes aux yeux, il récita un petit discours poignant pour les quelques amis qu'ils avaient eus et le représentant de Transark venant présenter les condoléances de la patrie des transporteurs.
Et la Veuve de finir : " D'entre toutes les richesses de l'univers connu, la vie d'un des nôtres est ce qu'il y a de plus important. Tharrie fut comme nous tous à ce titre la personne la plus importante qui ait jamais existé. Que son ombre soit faite de la lumière de ceux qui suivront. Selon notre souhait. "
Quelques semaines s'étaient écoulées, Gordan n'avait pas eu besoin d'assistance et on ne lui en avait pas proposé. C'est en passant près d'une antenne du Trigone qu'il remarqua une silhouette familière dans les jeunes recrues qui finissaient leur revue. Elle était belle dans son uniforme blanc et son béret rouge faisait ressortir ses cheveux blonds. Que ce fut le destin ou lui qui trahit ses émotions, la jeune recrue des Secours s'arrêta à côté de lui et le dévisagea.
Gordan parla comme si l'envie venait de quelqu'un d'autre.
" Je peux vous offrir un cube ? Je m'appelle Gordan. " " Filish, enchantée. Et oui, volontiers. "
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